Des choses dont je ne suis pas particulièrement fier - 1ère partie


En 2003, j'étais le plus vieux camelot en Australie.

Bon... Ce n'est pas tout à fait vrai. Je n'étais pas un camelot. Je faisais du porte à porte pour vendre des abonnements au Herald Sun (le Journal de Montréal de Melbourne). J'avais 31 ans et tous mes collègues (ainsi que me patrons) en avaient entre 21 et 27. J'étais le vieux louche de la place. Ce n'était pas la première fois, ni la dernière.

Quand on fait du porte à porte pour vendre des abonnements à un journal qui est surtout utile pour essuyer la merde de chien qui reste prise entre les fentes des semelles, il faut travailler fort. Il n'a pas de salaire. On se fait payer 5$ par abonnement... Il faut donc essayer de rejoindre le plus de gens possible et de les convaincre de s'abonner au journal sans avoir recours à une pile de merde de chien (ou de kangourou, tout dépendant...).

Sans me vanter, je me débrouillais assez bien. Parfois, je me donnais un accent québécois pour que les gens aient pitié de moi. Si ça ne fonctionnait pas dans le quartier où je me trouvais, je prenais un accent des maritimes. Ça, ça fonctionne toujours si vous voulez donner l'impression d'être un pauvre voyageur qui ne mangerait pas s'il ne vendait pas ses maudits abonnements.

Un jour, nous nous sommes retrouvés en banlieue de Melbourne... À Geelong. Si vous ne connaissez pas Geelong, imaginez Hochelaga-Maisonneuve mais avec moins de classe, moins de dents et plus de bière australienne. Vous le voyez? Dans votre tête? C'est beau, non?

Vendre des abonnements à Geelong, ce n'était pas évident. Une des premières personnes que j'ai abordée m'a répondu - sans ironie (je crois honnêtement que l'ironie n'existe pas à Geelong) - qu'il ne voulait pas de journal parce qu'il était "ittelleré". Pas "illettré"... "ittelleré". Heureusement sa femme était tellerée et j'ai quand même réussi à vendre ma salade (avec mon accent normal, en plus).

Le soleil australien (qui, malgré ce que l'ont dit, n'est pas une lune) avait atteint son zénith. Il ne me restait que quelques heures pour essayer de gagner l'argent pour que ma beuverie mercredinienne devienne réalité. J'ai cogné à la porte d'une petite maison (et voilà la différence entre Geelong et Hochelaga-Maisonneuve... Eux, ils ont des maisons) qui sortait d'un film de Peter Weir.

"Entrez!" (Je traduis, bien sûr. Les australiens et le français, c'est une peu comme les Montréalais et les bonnes manières.) Je suis entré dans un salon qui aurait pu servir dans le tournage de Psychose de Hitchcock. Un hommage à la taxidermie et les ballerines en porcelaine.

Et là, sur le sofa recouvert de plastique, il y a avait une madame. Elle avait peut-être 73 ans (C'est assez spécifique?) et elle pesait environ 200 kilos (Je dois noter qu'elle devient plus grosse à chaque fois que je raconte cette histoire. Je suis honnête quand même. Disons seulement qu'elle était grosse). Elle avait une bonbonne d'oxygène et elle lisait un genre d'Echos-Vedettes australien (j'imagine que Kylie Minogue y figurait).

J'ai fait mon pitch avec mon sourire canadien et ma voix de radio. Rien. Rien de rien. Elle ne voulait rien savoir. Avec un soupir, je suis reparti par la porte/moustiquaire... précisément au même moment qu'une adolescente arrivait avec un boîte d'épicerie. On s'est dit bonjour (en anglais... Vous voyez comme je suis cohérent?) et je suis allé à la prochaine maison.

J'avais fait 2 ou 3 autres pitchs (toujours rien... rien de rien) et la frustration commençait à paraître malgré le soleil qui n'est pas une lune et l'odeur de fruits qui semble imprégner l'Australie.

"HEY!"

C'était l'adolescente qui s’avançait vers moi. "La madame là-bas a changé d'idée. Elle veut ton journal."

"Merci!", lui ai-je dit en courant vers la maison, un beau 5$ qui brillait dans mes yeux.

Un déjà vu. J'ai cogné à la porte.

"Entrez!"

Mais quelque chose avait changé. Les animaux empaillés et les ballerines me regardaient encore, mais la madame n'était plus sur le sofa plasticisé. Elle était couché par terre. Son Echos-Vedettes australien était à côté d'elle et quelques ballerines avaient décidé de se coucher avec elle, malgré l'état lamentable de son tapis. Elle me regarda et elle a dit (et là, je ne vais pas traduire pour que les bilingues d'un certain âge puissent apprécier le moment) "I've fallen and I can't get up!". Je vous le jure. C'est ça qu'elle m'a dit. Et moi, étant le jeune homme élevé par la culture populaire et les infopubs que je suis... Je suis parti à rire.

Elle m'a regardé avec un air incrédule. "Tu ris de moi?"

"NON! Non, madame... C'est juste que... Vous connaissez? La pub?" Elle ne connaissait visiblement pas la pub et elle n'était pas contente la madame. Je me suis réveillé du moment surréaliste et j'ai tenté de l'aider. J'ai ramassé les ballerines, l'Écho-Vedettes australien et des crayons éparpillés. Mais elle... N'oubliez pas, elle pesait 235 kilos et moi j'étais plus ou moins jeune et svelte (Ne riez pas. C'est vrai.). J'ai réussi à la déplacer pour qu'elle soit plus confortable mais je ne pouvais pas la relever. Impossible.

"Tiens. Appelle l'ambulance...", me dit-elle en me donnant le téléphone. J'ai composé l'équivalent du 911 (je crois que c'est le 119, si je me souviens bien) et quand la gentille madame au téléphone m'a demandé quelle était mon urgence, j'ai répondu:

"There's a lady here. She's fallen and she can't get up..." Et, fidèle à moi même, je suis parti à rire. Encore.

J'ai expliqué la situation et on m'a dit qu'une ambulance était en route. J'ai raccroché le téléphone. Moi et la madame couchée par terre nous nous sommes regardés. Il y avait comme un malaise dans l'air. Un malaise qui s'est présenté sous forme de silence oppressif. Je n'aime pas le silence oppressif. Je le trouve... oppressif. Et il me rend nerveux. Pour couper le silence je lui ai dit, "Il semblerait que vous voulez prendre l'abonnement?". Qu'on ne dise jamais que je ne suis pas un caméléon culturel. Ça ne faisait que quelques heures que j'étais à Geelong et j'étais déjà assimilé au niveau de la classe et des bonnes manières.

J'ai expliqué comment ça fonctionnait et elle m'a dit qu'elle était d'accord. Je lui ai donné le formulaire pour qu'elle écrive son nom, son numéro de téléphone et sa carte de crédit. C'était un peu pénible. Avez-vous déjà essayé d'écrire quand vous êtes couché par terre? Ce n'est vraiment pas facile... Un peu comme vendre des abonnements au Herald Sun à Geelong.

J'avais l'information nécessaire et ça faisait une dizaine de minutes que nous attendions l'ambulance. Je commençais à être un peu stressé. Il fallait que je continue ma journée si je voulais avoir un autre 5$ avant que le soleil qui n'est pas une lune se couche. En plus, le silence était revenu. Je vous l'ai déjà dit... Je ne sais pas quoi faire avec un tel silence. Nerveux, stressé et inconfortable, j'ai dit la première chose qui m'est venu à l'esprit: "Est-ce que ça vous dérange si je pars? Je dois continuer ma journée.".

Je pensais qu'elle allait me tuer, ou qu'elle allait déchiré notre entente. Mais non. Elle était devenue très gentille la madame qui n'étaient pas contente 15 minutes auparavant. "Ah oui. Vas-y! Normalement, ça prend entre 15 ou 20 minutes avant qu'ils arrivent. Ils ne devraient pas tarder..." Je lui ai serré la main (c'est un peu malaisant, serrer la main de quelqu'un qui ne peut pas se lever). J'ai ouvert la porte et je suis reparti dans le soleil qui n'est pas une lune de Geelong.

P.S. Mon total de ventes pour la journée: 12. J'avais donc 60$ pour la beuverie mercredinienne qui s'est terminé le jeudi matin dans un bar qui sortait de Fear and Loathing in Las Vegas, suite aux conseils d'un policier. Mais ça, c'est une autre histoire.